© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier  

Dent de cachalot gravée

Ivoire

Hauteur 15 cm

Gravure en polychromie

Inscription : JEAN BART BORDEAUX 1868

Achat à la Galerie Delalande, 35 rue de Lille 7e Paris

Don de l’Association des Amis du Musée d’Aquitaine en février 2019

Inv. 2019.4.1

 

 

La dent de cachalot, à l’ivoire inégalement teintée, présente un aspect brillant et translucide qui se pare de légers reflets orangés plus intenses à l’extrémité supérieure. Deux scènes se déploient amplement sur les faces principales dans une composition harmonieusement unifiée par la représentation de l’océan s’enroulant autour de la dent.

 

Au recto, un trois-mâts barque aux voiles carguées, battant pavillon français, au mouillage dans une baie. Une flamme d’armateur bleue et blanche flotte au grand mât.

Le navire se détache sur le ciel chargé de grands nuages sombres qui s’éclaircissent pour prendre des tons bleu-vert en altitude. Il est décrit avec force détails, mâts, vergues, cordages, poulies, voiles… tout est noté avec précision. Sous les récifs indiquant que le rivage est proche, un cartouche ovale accosté de branches de lauriers porte l’inscription Jean Bart Bordeaux ainsi que la date 1868 entre deux volutes.

L’onde qui encercle la dent place la scène dans un paysage continu et conduit vers la rade au pied de hautes montagnes dont les sommets se perdent dans les nuages. La perspective est habilement rendue. Au premier plan, des cachalots surgissent des flots puis nous découvrons un trois-mâts voguant toutes voiles au vent et enfin le port gardé par un fort où une flotte de vaisseaux aux voiles repliées fait escale. A droite, un village est accroché à flanc de montagne.

 

Sur le flanc du trois-mâts barque, la présence de trois bossoirs où sont suspendues deux des trois embarcations légères, est un précieux indice pour l’identification du bateau. Cet élément, renforcé par la représentation des nids de pie au sommet du grand mât et du mât de misaine, caractérise un navire baleinier.

Dès que la vigie, du haut du nid de pie d’où elle surveillait l’océan, signalait des cétacés, les pirogues baleinières suspendues aux bossoirs, étaient parées à être amenées et permettaient de les approcher pour les harponner1.

 

Si la chasse à la baleine est pratiquée dès le Moyen Age par les Basques, se livrant à une pêche côtière avant de se lancer dans la navigation hauturière après la disparition des grands cétacés du Golfe de Gascogne, la chasse au cachalot est plus tardive. L’histoire raconte que le premier témoignage de cachalot harponné date de 1712 lorsque le capitaine de baleinier Christopher Hussey rapporta ce cétacé au port de Nantucket en Nouvelle-Angleterre. A partir de cette date, la chasse au cachalot se développe rapidement car les différents éléments de l’animal sont de meilleure qualité que ceux de la baleine, l’huile en particulier. La viande, l’ambre gris, le spermaceti (liquide laiteux utilisé dans les lampes à huile et comme lubrifiant) sont très recherchés. Ainsi, d’abord pratiquée par les américains puis les britanniques et enfin les français, cette chasse se déroulera dans le Pacifique, l’Océan Indien, les côtes du Japon, de l’Arabie, d’Australie et de Nouvelle-Zélande.

 

Parallèlement, tout un artisanat se développe autour du travail des os, des fanons de baleines ou des dents de cachalot. Ce travail est désigné sous le nom de scrimshaw qui désigne à la fois l’objet et la technique. Ce mot dont l’étymologie n’est pas connue, est défini comme un américanisme signifiant « tout objet produit par les marins pendant les heures de liberté » par Barrière et Leland dans leur Dictionary of Slang (1897) 2. Le terme de scrimshaw aurait été mentionné pour la première fois le 20 mai 1826 dans le journal de bord du By Chance de Darmouth, puis on le retrouve Moby Dick le roman de Melville, C’est surtout à bord des baleiniers que les marins pratiquent ce passe-temps pour occuper leur temps libre, fabriquant des objets usuels ou décoratifs mais avec le temps, les marins de marine marchande s’adonnèrent aussi à cette activité qui était également pratiquée dans certains ports.

 

Cependant le travail de l’ivoire est beaucoup plus ancien. Le musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye présente une dent de cachalot sculptée de deux bouquetins, trouvée dans la grotte du Mas d’Azil, datant du Paléolithique supérieur-Magdalénien moyen, vers 15 000 avant notre ère (MAN47257).

 

Avant d’être le matériau de prédilection des scrimshanders, les dents de cachalot étaient une monnaie d’échange pour les marins faisant escale dans les îles du Pacifique où elles étaient considérées comme des symboles de puissance. Ainsi, pour les Maoris qui considéraient le cachalot comme l’un des animaux les plus sacrés de leur panthéon, ses dents, rei puta, étaient réservées aux chefs ; cela se retrouve aussi dans la culture des Îles Fidji. La valeur de ces dents était liée à leur grande rareté jusqu’à ce que la chasse au cachalot s’intensifie.

 

Les marins trouvèrent dans ce travail de l’ivoire un exutoire et une source de revenus lorsqu’ils vendaient ces objets. Lorsque l’animal, après avoir été harponné et tué, était ramené à bord pour être dépecé, les dents étaient arrachées de la mâchoire inférieure au burin. Ce procédé laissait des traces à la base de la dent qui disparaissaient en partie lorsque la dent était sciée ce qui lui permettait de tenir à la verticale. C’est ce que nous pouvons constater sur l’œuvre conservée au musée d’Aquitaine dont le verso montre des traces d’arrachage. Puis la surface était limée, polie avec une peau de requin dure et rêche avant une abrasion plus fine avec de la cendre de bois ou de la pierre ponce et un vigoureux polissage.

 

Sur les navires, les scrimshaw étaient gravés avec un couteau de poche, une alêne ou des aiguilles à voile solidement attachées dans la paume de la main, protégée par un cuir 4. La surface incurvée rendait la gravure difficile. Tout au long du travail, le marin frottait un pigment ou de l’encre qui pénétraient dans les sillons et révélaient le dessin. Il utilisait généralement les ressources du bord ;  le noir était obtenu avec de la suie, de la poudre à canon broyée avec un peu d’huile, de l’encre de seiche ou de calamar. Pour la polychromie, les teintures naturelles, la peinture à l’eau et, plus rarement, l’encre de Chine étaient utilisées. Certaines polychromies plus raffinées étaient réalisées à terre.

 

 

La gravure du scrimshaw du musée d’Aquitaine est remarquable par la richesse de la composition, l’adéquation entre le motif et la forme de la dent, la recherche de perspective, la précision et la finesse des incisions dont la densité et la profondeur sont graduées en fonction de l’effet recherché, le rendu du volume ainsi que les nombreux détails. Un travail de piquetage indique les poulies. Tout aussi recherchée est l’utilisation de la couleur avec ses dégradés de bleus pour rendre la profondeur des flots ou les nuages.

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier  

Ainsi, la coque montre la variété des techniques de gravure avec des incisions parallèles ou un quadrillage plus ou moins serré selon l’effet de volume et l’intensité de couleur recherchés ainsi que les subtils passages d’une teinte sépia au vert. Dans les lointains, les éléments sont seulement esquissés comme les maisons du petit village à flanc de montagne au fond de la baie gardée par un fort.

 

Les traces de couleurs verticales qui pourraient apparaître comme des coulures sont en fait dues à la pénétration des colorants dans les fissures de la dent. Cela indique que la gravure n’a pas été faite sur une dent fraichement arrachée mais sur une dent qui avait déjà séché en se fendillant avant d’être gravée et colorée.

 

Un travail aussi fin et précis semble difficile à réaliser sur le pont d’un navire. Il a très probablement été fait à terre avec un outillage plus élaboré et de meilleures conditions de travail et d’éclairage. Ce scrimshaw se distingue du travail de la majorité des marins qui, avec un outillage rudimentaire, représentent les scènes de façon un peu naïve, avec les éléments essentiels mais sans technique élaborée ce qui n’empêche pas un rendu souvent très vivant et non sans charme.

 

Le thème figuré sur cette dent de cachalot est l’un des sujets de prédilection pour les scrimshanders qui aiment représenter leur quotidien, les navires, la chasse à la baleine… ou, comme ici, les ports d’escale dans les îles. Ces scènes ne correspondent pas toujours à des évènements vécus, les illustrations de magazines sont aussi une grande source d’inspiration. Un autre domaine cher aux marins gagnés par la nostalgie de leur terre natale est la représentation de la vie familiale, les images sentimentales, les portraits de femme. Le mélange de nationalités sur un même navire favorisait les influences mutuelles aussi bien pour les sujets que pour la technique et le style.

 

La date et le nom y sont assez rarement notés. Ici, l’indication Bordeaux et la date de 1868 personnalisent cet objet qui devait commémorer un événement précisL’inscription Jean Bart, célèbre corsaire qui donna son nom à nombre de navires, permet-elle d’identifier le baleinier comme étant le trois-mâts barque commandé par l’armateur bordelais Léon Denis à Simon Roy ?

Construit sur la rive droite de la Gironde dans le chantier récemment créé de la Reuille à Bayon (1850) et livré en 1853, ce bateau avait une jauge brute de 208 tonneaux et un tirant d’eau de 3.65 m laissant envisager la possibilité d’une cargaison de 300 tonnes. Aucune donnée ne permet de savoir s’il s’agissait d’un baleinier ou d’un navire marchand, sachant cependant qu’un certain nombre de navires marchands étaient transformés ultérieurement pour la chasse à la baleine.

L’immatriculation du Jean Bart au port de Saint-Brieuc, non loin du port baleinier de Binic, conforte l’hypothèse d’un baleinier. Il est donc envisageable de penser que le scrimshaw pourrait représenter le navire construit à la Reuille, lors d’une escale dans une île.

 

Cette œuvre qui vient enrichir les collections du musée, présente un intérêt historique rappelant une chasse qui a pris des proportions quasiment industrielles, menaçant même la survie des cétacés.

C’est également un important témoignage de l’activité, encore mal connue, des chantiers de construction navale du milieu du XIXe s. En effet, sur la rive droite de l’estuaire de la Gironde, les chantiers Léglise, Roy, Rochet et Largeteau, installés dans les villages voisins de La Roque-de-Thau, Gauriac et Bayon, étaient réputés pour leur grands trois-mâts. Simon Roy travaillera jusqu’au début du XXes avant que le chantier ne soit repris tout d’abord par sa famille puis par Raymond Descorps en 1962 et ferme en 1987.

C’est enfin un exemple très abouti de l’artisanat qui s’est développé sous ce terme de scrimshaw et qui concerne tous les matériaux dont pouvaient disposer les marins, fanons de baleine, rostre de narval, défense de morse, vertèbres de requin… et qui étaient gravées ou sculptées. Ce scrimshaw est purement décoratif mais l’immense diversité des objets exécutés en ivoire marin mêle le souci esthétique à un aspect fonctionnel tels les roulettes à pâtisserie, pelle à tarte, peigne, pommeaux de canne ou d’ombrelle, crucifix, chandelier, pipe, fume-cigarette…. certaines dents de cachalot étaient évidées pour être transformées en boîte à tabac. D’autres sont tout simplement utilitaires comme les baleines de corset, aiguilles à tricoter ou des instruments utiles aux marins à bord, couteaux, rasoirs, aplatisseur de voiles…pour ne citer que quelques objets parmi d’innombrables exemples 4. Cette technique est encore pratiquée de nos jours dans la coutellerie pour décorer les manches en ivoire, en os ou en corne et bois de cervidés.

                                                                                                                           C.B.

 

 

Nous remercions Monsieur Alain Clouet qui a fait les recherches sur le Jean Bart et les chantiers navals de l’estuaire de la Gironde.

 

 

1 Proulx Jean-Pierre, La pèche de la baleine dans l'Atlantique Nord jusqu’au milieu du XIXe s, Parcs Canada, 1986, p. 74

 

 

2 « Scrimshaw-work (nautical), anything made by sailors for themselves in their leisure hours. »

 

3 Chap. III

Le capitaine Achab parlant à Ismaël : « But wait a bit, Skrimshander… », terme qui n’est pas traduit avec justesse dans la version française.

 

4 Chap. LVII

« Partout dans le Pacifique, ainsi qu’à Nantucket, New Bedford, Sag Harbor, il vous arrivera de voir des croquis très vivants de baleines ou de scènes de pêche, gravés par les matelots eux-mêmes sur des dents de cachalots ou des baleines de corset, fanons de la baleine franche, et bien d’autre articles de pacotille, comme les marins appellent les nombreux et ingénieux ouvrages qu’ils sculptent minutieusement dans la matière brute pendant leurs heures de loisir en mer. Quelques-uns d’entre eux possèdent des petites boîtes d’un outillage qui rappelle celui des dentistes et destiné spécialement à cet usage mais, en général, ils ne travaillent qu’avec leur couteau de poche et grâce à cet outil d’usage quasiment universel pour le marin, ils vous feront tout ce que vous voudrez qui relève de l’imagination d’un marin. »

 

5 La collection de la Nantucket Historical Association montre toute la variété des réalisations en ivoire marin (nantuckethistoricalassociation.net).

 

  

Bibliographie

 

Barrère Albert, Leland Charles Godfrey, A dictionary of slang, jargon & cant embracing English, American and Anglo-Indian slang, pidgin English, gypsies’ jargon and other irregular phraseology, vol. II, G. Bell, London,1897, p. 205

 

Bulletin de la Société de géographie, 1842, volume 2 (Léon Denis, armateur à Bordeaux)

 

Bulletin de la Société de géographie de Bordeaux, année 1874, volume 1

 

Burgess Robert, Scrimshaw, the whaleman’s art, Newport News : The Mariners’Museum

 

Cazeils Nelson, Dix siècles de pêche à la baleine, Ouest-France, 2000 

 

Flayderman E. Norman, Scrimshaw and scrimshanders, New Milford : N. Flayderman, 1972  

                                   

Garat Jo, La grande aventure des pêcheurs basques, Atlantica, Biarritz, 1998

 

Lacroix Louis,  Les derniers baleiniers français. Histoire des navires de grande pêche de Dunkerque, de Dieppe, du Havre, de Saint-Malo, de Nantes, de Bordeaux et de Marseille, de 1817 à 1867, Ed. Aux Portes du Large, Nantes, 1947.

 

Lawrence Martha, Scrimshaw. The whaler’s legacy, Schiffer publishing, 1993

 

Melville Herman, Moby Dick ; or The Whale, Richard Bentley, Londres, 1851

 

Proulx Jean-Pierre, La pêche de la baleine dans l'Atlantique Nord jusqu’au milieu du XIXe s, Parcs Canada, 1986

 

Sarano François, Le retour de Moby Dick ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et sur les hommes, Mondes sauvages, Actes Sud, 2017

 

Stackpole Edouard A., Scimshaw at Mystic Seaport, featuring objects from the Kynett, Howland, Townshend ans White colections, Mystic Conn : The Marine historical association, Inc, 1966

                                

dossiers-inventaire.aquitaine.fr/dossier/hameau-de-la-reuille/

 

Registres de la Lloyd's : hec.lrfoundation.org.uk/archive-library/lloyds-register-of-ships-online

 

Pavillon.houseflag.free.fr