Paire de bougeoirs représentant des ouvriers noirs travaillant aux champs, vers 1840.
Bronze patiné, H. 13,5 cm ; L. 9,5 cm. Provenance : acheté en 2009 à la galerie L'Horizon Chimérique. Don des Amis du musée d'Aquitaine en 2009.
Inv. 2009.5.1 & 2009.5.2
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
Cette paire de bougeoirs ne porte aucune signature ni de sculpteur, ni de fondeur. Elle offre l'image d'un couple d'esclaves noirs dont les gestes apparaissent comme suspendus, figés dans leur labeur. Les terrasses, identiques, sont décorées de feuillages en léger relief ; une grande feuille grasse, au pied du bougeoir en forme de calice de fleur, situe la scène dans une végétation luxuriante.
La jeune femme, interrompue dans son travail, redresse la tête. Un genou à terre, sa main gauche est posée sur le bord d'un large panier tressé qu'elle semble remplir de sa main droite. Le visage au modelé rond et lisse, aux lèvres charnues entrouvertes, est mis en valeur par le foulard noué laissant échapper une mèche de cheveux sur le front. Ses fines incisions matérialisent le tissu à carreaux de couleurs vives du madras et sa pointe retombe sur l'oreille gauche.
© Catherine Bonte
Elle est vêtue d'une robe ample, serrée à la taille, aux manches longues relevées au-dessus du coude. La large encolure finement plissée dénude gracieusement l'épaule droite et la cotonnade légère laisse deviner les formes de la poitrine, teintant ce doux modelé de sensualité.
L'homme, debout, solidement campé sur ses jambes écartées, a saisi les anses du panier qu'il s'apprête à soulever. Les rondeurs du visage contrastent avec les fines mèches de cheveux. Il porte un caleçon rayé dont l'aspect raide suggère une grosse toile et fait ressortir le modelé du corps. La justesse de l'attitude, la représentation de la tension musculaire, le dessin de la colonne vertébrale arrondie, suggèrent l'effort physique pour porter le panier.
© Catherine Bonte
Ces deux personnages présentent une iconographie rare en sculpture et il est difficile d'identifier la nature de leur activité. Peut-être travaillent-ils dans une plantation de coton, la femme serait occupée à cueillir les gousses et à en remplir son grand panier.
Ces statuettes devaient servir de garniture de cheminée, de bureau ou de commode. Au XIXe siècle, la mode du bibelot envahit les demeures. Ces deux bronzes en pendants, bougeoirs et peut-être aussi vide-poche, sont caractéristiques du développement de la statuaire d'édition qui, dès les années 1830, permet à la bourgeoisie de décorer son intérieur avec des œuvres d'art d'un prix accessible.
Bien souvent la statuette est alors la reproduction réduite d'une sculpture de grande taille qui a pu être présentée au Salon mais une grande partie de la production des fondeurs-éditeurs est exécutée à partir d'un modèle créé, même par les plus grands sculpteurs, uniquement pour être reproduit en série. Cependant une production plus élitiste perdure et certaines statuettes, fondues à la cire perdue, sont conçues comme des œuvres uniques.
Baudelaire porte un jugement sévère sur la production sérielle de cette industrie de l'art soucieuse de rentabilité : "L’origine de la sculpture se perd dans la nuit des temps ; c’est donc un art de Caraïbes.....Sitôt que la sculpture consent à être vue de près, il n’est pas de minuties et de puérilités que n’ose le sculpteur, et qui dépassent victorieusement tous les calumets et les fétiches. Quand elle est devenue un art de salon ou de chambre à coucher, on voit apparaître les Caraïbes de la dentelle, comme M. Gayrard, et les Caraïbes de la ride, du poil et de la verrue, comme M. David. Puis les Caraïbes du chenet, de la pendule, de l’écritoire, etc., comme M. Cumberworth, dont la Marie est une femme à tout faire, au Louvre et chez Susse, statue ou candélabre ; comme M. Feuchère qui possède le don d’une universalité désespérante : figures colossales, porte-allumettes, motifs d’orfèvrerie, bustes et bas-reliefs, il est capable de tout." (Salon de 1846, § XVI)
La douceur du modelé, la sensualité et le naturel de l'attitude de la jeune esclave noire lui donnent une apparence de fragilité et en font une représentation humaine et touchante.
Une parenté stylistique peut être établie avec les sculptures de James Pradier (1790-1852) qui, parallèlement à la grande statuaire de marbre, fut l'un des artistes les plus prolifiques de la production sérielle de figures féminines. Son inspiration est des plus éclectiques : l'antique, l'actualité, la littérature ou l'exotisme. Sa danseuse africaine au tambourin (Genève MAH) ou la Négresse aux calebasses (Paris, musée des Arts Décoratifs) proches de la pêcheuse africaine qu'il avait exécutée pour la décoration du Grand Surtout du duc d'Orléans, livré en avril 1839, eurent beaucoup de succès dans ces années 1840. Elles offrent l'image d'une femme aux formes gracieuses, parée d'accessoires orientalistes et immobilisée dans un mouvement fugitif.
L'exploitation de la veine exotique se retrouve aussi chez son élève Charles Cumberworth (1811-1852) qui, puisant son inspiration dans la littérature, s'inspire du roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788), pour représenter les deux esclaves, Marie et Domingue. Le Louvre conserve deux bronzes présentés au Salon de 1846, Marie à la fontaine et Marie revenant de la fontaine qui apparaît aussi dans de multiples reproductions avec son pendant, montée ou non en candélabre, sous le nom de Travailleurs des champs en Amérique. La figure de Marie, vêtue d'une fine robe plissée moulant les formes de son corps et la tête coiffée d'un tissu savamment drapé est reprise, agenouillée et tenant les jeunes enfants, dans le groupe Petits Blancs, très largement diffusé par la petite statuaire d'édition. Au-delà de quelques différences de dimension ou de qualité d'exécution, toutes ces statuettes présentent le même vocabulaire iconographique et stylistique que l'esclave du bougeoir, jusqu'à la large feuille placée aux pieds de Marie revenant de la fontaine pour évoquer la végétation fertile des îles.
© Catherine Bonte
Il est permis de penser qu'un jour, l'apparition d'un exemplaire signé et daté permettra de donner à ces statuettes leur complète identité. Quoi qu'il en soit, les similitudes avec les œuvres des deux artistes évoqués ci-dessus, la patine foncée, l'attention aux détails de l'anatomie, des vêtements et du tressage des vanneries, le naturel et l'instantanéité du geste, permettent de dater ces bougeoirs des années 1840, époque où l’opinion se mobilise pour l'abolition de l'esclavage (en 1834 est créée la société pour l'émancipation des esclaves). Ce courant d'opinion permit à Victor Schoelcher de faire adopter par la Seconde République le décret du 27 avril 1848 qui abolit l'esclavage en France et dans ses colonies.
C.B.
Bibliographie
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