Alexandre Denuelle (1818-1879), Oratoire de la tour de Veyrines, plan et relevés des peintures murales, vers 1853.
5 dessins à la plume sur papier calque.
Plan : H. 40,3 cm, L.
29,2 cm. Paroi sud : H. 25 cm, L. 42,2 cm. Paroi ouest : H. 41 cm, L.
23 cm. Paroi nord : H. 22,1 cm, L. 37 cm. Paroi est : H. 40 cm, L. 22,7 cm.
Légende manuscrite et cachet d'atelier imprimé : A. DENUELLE PEINTRE.
Provenance : Don des Amis du musée d'Aquitaine en 1998.
Inv. 98.1.1 à 98.1.5
Entré dans l'atelier de Bin en 1838, Alexandre Denuelle participe à la
décoration des plafonds des salles des Croisades à Versailles puis continue sa formation dans l'atelier de l'architecte Duban. Il y étudie l'architecture et plus particulièrement les rapports
entre architecture et décoration, fréquentant en même temps l'atelier de Paul Delaroche.
A la fin de l'année 1842, il part pour trois ans en Italie avant de revenir s'installer à Paris.
En 1847, il décore une chapelle absidiale de l'église Saint-Merry, premier de ses nombreux travaux à Paris et en province. Parallèlement, il accompagne Viollet-le-Duc dans plusieurs voyages en
tant qu'artiste attaché à la Commission des Monuments Historiques. C'est pour cette commission, créée en 1830 et dont Prosper Mérimée, succédant à Ludovic Vitet en 1834, sera l'Inspecteur
Général, qu'il effectuera des relevés de peintures murales d'églises et de palais français et italiens.
A Bordeaux, il dessine les fresques de l'oratoire de Veyrines en 1853 avant de travailler à la cathédrale Saint-André en 1860 et à l'église Notre-Dame en 1870.
Tour de Veyrines, Mérignac
Cette tour carrée, aujourd'hui isolée au milieu d'un pré à Mérignac, est le seul vestige de la place forte édifiée par Arnaud de Blanquefort lorsque le roi Edouard Ier, le 26 août 1290, l'autorise à "entourer de murs ou palissades à volonté son manoir de Vitrinis". Ses fossés, aujourd'hui comblés, étaient alimentés par l'eau du ruisseau des Ontines.
Au début du XIVe siècle, la seigneurie est rachetée par Bertrand de Got, vicomte de Lomagne et d'Auvillar, neveu du pape Clément V. Elle restera propriété de la famille jusqu'en 1336. La tour remonte au plus tôt à 1320-25, c'était la porte-donjon de la place forte.
En 1399, la famille de Montferrand en est l'unique propriétaire et c'est elle qui transformera le rez-de-chaussée en chapelle. Elle la conservera jusqu'au début du XVIe siècle. En 1400, la seigneurie devient baronnie.
En 1526, la baronnie de Veyrines avec tous droits de justice est achetée par les jurats de Bordeaux à Gabrielle d'Ally, dame de Veyrines et épouse de François de Boucqueaulx. En 1700, le château dont les murs tombent en ruine est démoli.
En 1759, la tour est échangée avec une partie des terres environnantes contre un terrain appartenant au sieur Pénicaut. Vendue comme bien national à la Révolution, elle sert de grange à foin et se dégrade mais sera toujours conservée car elle est un jalon sur la carte de Cassini.
Jusqu'en 1789, la chapelle du rez-de-chaussée servit au culte par les bons soins de la famille de Marbotin qui possédait la maison noble et la seigneurie des Eyquems.
A quelques mètres, un petit manoir très ruiné, encore visible sur les dessins du début du XIXe siècle, n'existe plus au moment où Léo Drouyn vient voir l'édifice.
La tour est haute de 20 mètres, quadrangulaire, de plan irrégulier d'environ 10 m sur 7 m. Le rez-de-chaussée, à l'origine porte d'entrée de la place forte, est surmonté de deux étages. Elle est couronnée de mâchicoulis sur consoles à trois redents. L'accès au premier étage se faisait par la porte de la courtine sud et l'escalier à vis, reliant au niveau supérieur, se trouve pris dans l’épaisseur de la maçonnerie de l'angle sud-est de la tour.
Sur le plan, Alexandre Denuelle a indiqué les arrachements de moellons qui marquent le point de départ des murs d'enceinte sur les faces sud et nord.
Pour transformer ce passage en oratoire, les deux portes ogivales encore visibles sur les faces est et ouest furent obstruées ; ainsi le passage voûté en berceau, d'une hauteur d'environ 6 m, est devenu une chapelle luxueusement décorée. La voûte et les murs étaient entièrement couverts de fresques. Le sol, revêtu de carreaux de terre cuite glaçurée rouge estampée de motifs blancs, était encore en place en 1838 quand l'architecte Gabriel-Joseph Durand le dessine.
En 1853, Alexandre Denuelle fait le relevé des fresques murales, à la plume sur papier calque. Les différents tableaux sont séparés par des bandes de motifs géométriques. Des éléments curvilignes décorent également le large tore soulignant la base de la voûte où trône un Christ en Majesté entre les quatre Évangélistes, entouré d'anges musiciens. En 1865, Léo Drouyn en fera une description détaillée dans La Guienne Militaire, insistant sur le mauvais état des murs très dégradés par les coups de fourches.
L'intérieur
Paroi sud :
Les quatre tableaux, présentés en deux registres, sont séparés par des bandes à motifs losangés.
L'Annonciation : (Lc, 1, 26-38)
L'ange Gabriel, nimbé, s'agenouille devant la Vierge. Il tient, en signe d'affirmation d'une vérité, le phylactère portant la salutation Ave Maria gratia plena et tend la main droite vers la Vierge aux yeux baissés, surprise dans sa lecture. Devant elle, un livre est posé sur une table de marbre qui crée un effet de profondeur. Les quelques éléments de feuillage à peine esquissés appartenaient peut-être à des fleurs de lys.
La fuite en Égypte :
Selon le récit de Matthieu (Mt 2, 13-15), un ange ordonne en songe à Joseph de fuir en Égypte pour échapper à Hérode. Sur un âne, la Vierge tenant l'Enfant est précédée de Joseph et guidée par l'ange soufflant dans une buisine.
Pour le registre inférieur, Léo Drouyn parle de scènes de la Nativité dont il ne reste que quelques feuillages et de l'Annonce aux bergers qui devait être très peu lisible et n'a pas été dessinée par Alexandre Denuelle.
Ensuite, deux grands tableaux verticaux représentent des scènes hagiographiques.
Saint Georges, patron des chevaliers et saint patron de l'Angleterre :
Officier de l'armée romaine il traverse une région terrorisée par un redoutable dragon dont les habitants apaisent la fureur en lui donnant deux brebis chaque jour. Le bétail venant à être presque décimé par ce tribut quotidien, ils substituent un adolescent à l'un des animaux. Georges arrive le jour où le tirage au sort a désigné la fille unique du roi qui est livrée au monstre avec une brebis. Après un combat acharné, il terrasse le dragon avec l'aide du Christ, cette victoire symbolise la victoire de la Foi sur le Mal.
Personnifiant l'idéal chevaleresque, il est coiffé d'un bassinet à la visière relevée, a revêtu une cotte d'armes au-dessus de son armure et porte un écu à la croix de gueules (blanc à croix rouge, qui est celui des croisés et du drapeau anglais).
En 1842, Gabriel-Joseph Durand dans La Guienne Historique et Monumentale de A. Decourneau, le décrivait ainsi : "on voit le bras levé d'un chevalier qui paraît combattre ; ce bras est couvert d'une armure de plates articulées ; le casque dont la forme indique l’époque du quatorzième siècle, est orné de trois longues et minces plumes, l'une noire, l'autre rouge et la troisième blanche, qui se recourbent en arrière ; un ample gorgerin couvre les épaules et paraît composé de bandes concentriques de métal." (Tome I, p. 145)
Cette représentation de saint Georges terrassant le dragon occupe une place relativement importante dans la composition générale et pourrait indiquer que l'oratoire était dédié au saint patron de l'Angleterre.
Christophe ("qui porte le Christ") est un cananéen géant qui, pour servir le Christ, aide les voyageurs à traverser un cours d'eau dangereux. Un soir, un enfant lui demande son aide. Il le charge sur ses épaules et commence à franchir le cours d'eau en s'aidant de son grand bâton feuillu mais l'enfant devient de plus en plus lourd. Ce dessin représente le moment où ils parviennent sur la rive opposée. L'enfant qui tient un phylactère, lève l'index droit (signe d'autorité) et se révèle à lui, "je suis le Christ, ton roi" et pour preuve, lui demande d'enfoncer son bâton dans le sol pour qu'il fleurisse et porte des fruits.
Paroi ouest :
Les scènes de la Passion sont peintes dans la partie supérieure, au-dessus de la porte d'entrée réalisée dans l'ouverture primitive qui avait été murée. Dans le tympan sont représentées les scènes qui suivent l'arrestation du Christ. Au centre, les premiers outrages (Lc, 22, 63-65). Les gardes lui voilent le visage, le bafouent et le battent. A gauche, un personnage se lave les mains : sans doute Pilate, qui après avoir interrogé Jésus et n'avoir trouvé aucun motif de condamnation, le rend aux juifs en disant : "Je ne suis pas responsable de ce sang". A droite, deux personnages nimbés, à genoux, pleurent.
Sur le registre inférieur :
La Flagellation (Jn,19 ,1 ; Mc 14, 65 ; Lc 22, 63-65 ; Mt 27, 26).
Vêtu d'une tunique, les mains liées à une haute et mince colonne, sur le modèle de la colonne du Sépulcre de Jérusalem, Jésus est frappé par les bourreaux. Armés de fouets à lanières, ils portent des vêtements médiévaux tel le chaperon pointu qui coiffe le personnage de gauche.
Paroi nord :
Le décor historié est disposé en deux registres et les tableaux sont séparés par des bandeaux monochromes.
Le portement de Croix, (Mt 27, 32 ; Mc 15, 21 ; Lc 23, 26) :
au milieu de la foule, coiffé de la couronne d'épines, Jésus avance, portant la croix sur l'épaule. Il est précédé d'un personnage sonnant dans une trompe.
La déposition de Croix : (Mc 15, 46 ; Lc 23,53) :
La Vierge et Saint Jean sont agenouillés au pied de la Croix. Joseph d'Arimathie qui a obtenu d'ensevelir le corps du Christ dans son tombeau, monte sur une échelle pour le détacher. De chaque côté, les deux larrons crucifiés ; à la gauche du Christ, le mauvais est assailli par des petits démons et, à sa droite, le bon expire le visage levé vers le ciel. En arrière-plan, la représentation de Jérusalem et d'une foule compacte de cavaliers, permet de donner de la profondeur à la scène.
La mise au Tombeau, (Mt 27, 60 ; Mc 15, 46-47 ; Lc 23, 53-54 ; Jn 19, 41-42) :
Joseph d'Arimathie et Nicodème couchent le corps enveloppé d'un linceul dans le tombeau. La Vierge éplorée est entourée de saint Jean et Marie Madeleine.
La Résurrection, (Mt 28,1-10 ; Mc 16, 1-8 ; Lc 24, 1-9 ; Jn 20, 1-18) :
Drapé dans son suaire, le Christ se dresse dans le tombeau, les mains levées. Les doigts de la main droite sont pointés vers le ciel en signe de bénédiction. Seul Matthieu parle des gardes. Si, dans les premières représentations, ils sont peu nombreux et endormis, à partir du XIVe siècle l'iconographie leur donne une place plus importante et ils apparaissent aveuglés par la lumière intense qui se dégage du Ressuscité. Leurs gestes expriment toutes les émotions, de la surprise à la peur.
La descente aux limbes, (Texte apocryphe, Evangile de Nicodème 17 – 27) :
Jésus est représenté à la porte des limbes, symbolisée par la gueule béante de Léviathan sur laquelle sont perchés des petits diables ailés. Le doigt pointé au ciel, il vient ramener à la lumière Adam et Ève, les Patriarches et les Justes.
Noli me tangere, (Jn 20, 14-18 est le seul à donner des détails ; Mc 16, 9) :
Jésus réserve à Marie Madeleine, la pécheresse convertie, le privilège extrême de sa première apparition dans le jardin funéraire. L'index de la main gauche pointé vers le ciel, il est prêt à monter vers le Père, mais sa main droite est abaissée, en signe d'interdiction et il amorce un mouvement de recul en prononçant Noli me tangere qui peut se traduire par "Ne me touche pas" ou "Ne me retiens pas".
Apparition aux Apôtres, (Jn 20, 19-23) :
Le Christ tenant le globe apparaît à ses disciples sur lesquels une colombe, symbole de l'Esprit Saint, dispense ses rayons. Il leur dit : "Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie" puis "Recevez l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus."
Ascension, (Lc 24, 50-53 ; Actes des apôtres Ac 1, 3-12) :
40 jours après Pâques, le Christ bénissant les apôtres, est enlevé au ciel. C'est la fin de sa présence physique sur terre. Il est représenté dans une mandorle s'élevant au-dessus d'un paysage rocheux, le mont des Oliviers.
Paroi est :
L'autel en pierre est situé dans un renfoncement de la paroi est, sous une fenêtre ouverte dans le remblai de l'ancienne porte d'accès murée ; Les descriptions précisent qu'il est surélevé, posé sur un degré qui était recouvert, comme tout le sol de la chapelle, de carreaux de terre cuite estampés et glaçurés, rouges à motifs blancs.
Dans le tympan :
Au centre, Dieu le Père présente son Fils sur la Croix à la vénération de la famille seigneuriale accompagnée des saints patrons. A gauche, un ange prie à genoux et, à droite un ange musicien joue de la harpe.
Sur l'intrados du renfoncement, de grands rinceaux de feuillages se déploient de chaque côté d'un carré axial portant la Sainte Face au nimbe crucifère. Les parois latérales sont décorées de personnages non identifiables sur le dessin.
Au-dessus de la fenêtre : La Vierge Marie et saint Jean sont agenouillés au pied de la Croix. De part et d'autre, le seigneur, vêtu d'une houppelande et coiffé d'un chapeau à plumes et sa femme portant un long voile, les mains jointes, sont présentés par leur saint patron.
Sur le mur, à gauche de l'autel, un solitaire vêtu d'une bure et la tête couverte d'une capuche, prie dans la nature.
Sur le mur de droite, le peintre a représenté le moment où saint François d'Assise (1182-1226) reçoit les stigmates lorsqu'en septembre 1224, alors qu'il s'était retiré sur le mont Alverne, il eut la vision du Christ crucifié sous l'apparence d'un séraphin et reçut dans sa chair les marques des plaies de la Passion .
Ces dessins sont un précieux témoignage de la décoration de l'oratoire telle qu'elle était encore conservée au milieu du XIXe siècle.
Jean Sautreau qui a étudié ces peintures murales dont l'état s'est dégradé depuis le relevé de Denuelle, y voit un exemple de l'art pictural anglais du XIVe siècle dont les parallèles avec les albâtres anglais sont notables : traitement des silhouettes, des attitudes, maigreur extrême des visages et des mains, plis des vêtements. L'auteur n'est cependant pas identifié, peintre anglais ou artiste local s'inspirant d’œuvres anglaises ?
En 2010, l'étude des carreaux de pavement par Béatrice Cicuttini a confirmé une hypothèse de datation vers la fin du XIVe siècle ou au début du XVe siècle. Il semblerait qu'ils aient été fabriqués en Normandie, région qui a exporté une production abondante et de bonne qualité et, comme l'hypothèse est aussi avancée pour d'autres sites de Bordeaux et ses environs, ils pourraient être rattachés à la production d'un atelier de Dieppe.
La tour est répertoriée à l'inventaire des monuments historiques depuis 1862 et a été classée monument historique en 1875.
C.B.
Bibliographie
Cicuttini Béatrice, Production, techniques de fabrication et mode de diffusion des carreaux décorés de la vallée de la Garonne (XIIIe-XIV siècles), Thèse présentée devant l'Université de Bordeaux le 29 octobre 2010.
Drouyn Léo, la Guienne militaire, II, Bordeaux, Paris, Didron,1865 (p. 317-318).
Durand Gabriel-Joseph, "La tour de Veyrines à Mérignac", in La Guienne Historique et Monumentale, Bordeaux, imprimerie Coudert, 1842 (Tome I, p. 143 à 146).
Durand Gabriel-Joseph, "La tour de Veyrines" in Album de la Commission des Monuments et Documents historiques, arrondissement de Bordeaux, 1838, Archives départementales de la Gironde.
Gaborit Michelle, Des Hystoires et des couleurs : peintures murales médiévales en Aquitaine, XIIIe et XIVe siècles , Bordeaux, Confluences, 2002.
Garnier François, Le langage de l'image au Moyen Age, t.1 Signification et symbolique et t.2 Grammaire des gestes, Le léopard d'or, 1984 et 2003.
Lamothe Léonce de, "La tour de Veyrines" in Compte rendu de la Commission des Monuments et Documents Historiques, Durand, 1846, (Tome VII, p. 25).
Mesuret Robert, Les peintures murales du Sud-Ouest de la France du XI° au XVI° siècle, Paris, éditions A. & J. Picard, 1969.
Patrimoine de la Gironde, vol. I, Dessins d'Annoni, Durand et autres, (1810-1840), Editions de l'Entre-deux-Mers, 2009.
Sautreau Jean, "A Mérignac : la Tour de Veyrines et ses peintures murales" in Revue Archéologique de Bordeaux, tome LXXIX, 1988.
"La tour de Veyrines" in Le Festin, hors-série « autour de Bordeaux », p. 62.