Croix de procession, Fin du XVe siècle.
Argent repoussé sur âme de bois.
H. 62,5 cm, L. 34,4 cm.
Provenance : collection du Vicomte Alexis de Gourgues, château de Lanquais.
Don des Amis du musée d'Aquitaine en 1996.
Inv. 96.17.1
La croix est constituée d'une âme de bois recouverte de feuilles d'argent estampées, fixées par de petits clous dont certains, en forme de marguerite, sont dorés. Mis en valeur par le fond de grènetis, un rinceau axé déploie ses élégantes arabesques aux petites feuilles lancéolées et aux fleurs épanouies.
Lorsque Léo Drouyn (1858) décrit et grave cette croix, alors dans la collection du vicomte de Gourgues, elle possède encore la figure fondue et rapportée du Christ crucifié.
© Catherine Bonte Léo Drouyn, 1858, Pl. III,3
© Catherine Bonte
Sur le fond de grènetis se détachent, de part et d'autre du Crucifié, le buste de la Vierge (à gauche) répondant à celui de saint Jean (à droite). Le saint, à l'épaisse chevelure bouclée, est vêtu d'un ample manteau ; les plis abondants qui s'incurvent pour épouser l'arrondi du lobe inférieur, contrastent avec le pli nerveux de la draperie repliée derrière son épaule. Ce mouvement se retrouve dans les plis en éventail du manteau que la Vierge, dans un geste d'affliction, ramène près de son visage qui ne nous est plus connu que par la gravure de Léo Drouyn.
Si cette disposition est assez traditionnelle, la représentation de saint Sébastien à l'extrémité supérieure de la hampe est plus rare. Cette place est le plus souvent dévolue à la figuration de Dieu le Père ou, en particulier à Toulouse, à la représentation du pélican. Le saint est représenté dénudé, les hanches ceintes d'un linge, subissant la sagittation. Cette iconographie est bien éloignée de sa première représentation, âgé et barbu, tenant la couronne du martyre, ou de la figure médiévale, en pourpoint ou en armure, tenant à la main les flèches de son premier martyre. Ici, le corps criblé de flèches, saint Sébastien est attaché à une colonne dont nous distinguons le fût cannelé et le chapiteau au-dessus de sa tête. Il survit et son corps non altéré par le martyre devient indice de sainteté.
Son pouvoir de saint protecteur et l'image de la maladie matérialisée sous forme de flèches apparaissent dans le récit de la peste qui , sous l'apparence d'un ange noir armé d'un dard, ravagea Rome en 680 et cessa lors de la procession des reliques du saint (Paul Diacre, De gestis Langobardorum, livre VI, III). La Légende Dorée de Jacques de Voragine, écrite vers 1265, connut une très large diffusion et fut la grande source d'inspiration de sa représentation. Le saint s'offre ainsi comme un bouclier protecteur pour ceux qui le prient ; c'est un grand saint anti-pesteux dans ces périodes où, depuis le début du XIV°s, ressurgissent périodiquement les épidémies de peste.
Sur le titulus, tablette fixée à la croix et portant, selon la coutume romaine, le motif de la condamnation, ne subsistent que les deux lettres NR de l'inscription INRI (Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum).
L'extrémité inférieure, où figure généralement le saint de la paroisse ou de la confrérie qui a commandé la croix, porte la représentation de saint Pierre se détachant comme saint Sébastien sur un fond nu. Nimbé, le saint est représenté selon une iconographie bien établie : trapu, barbu avec des cheveux courts et les traits marqués. Sur sa tunique, le manteau entrouvert, retenu par un fermail circulaire, tombe sur le sol en plis volumineux. Il tient une longue clé dans sa main gauche. Selon la Traditio Clavum, Jésus fonde son Eglise sur Pierre en lui promettant la clé du Ciel, instaurant ainsi l'investiture apostolique : "Je te donnerai les clés du Royaume des Cieux : quoique tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoique tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié." (Matthieu 16,19). Dans la main droite, il tient le rouleau scellé de la Nouvelle Loi dont il est le gardien. Ces deux quadrilobes, aux figures calmes et aux volumes affirmés sur un fond lisse, ont été rajoutés ultérieurement.
saint Luc © Catherine Bonte - - - saint Marc © Catherine Bonte. - - - saint Jean © Catherine Bonte
Le revers porte le même décor de rinceaux au repoussé. Aux extrémités, des quadrilobes, semblables à ceux de la Vierge et saint Jean, présentent les Evangélistes sur un fond de grènetis. Trois seulement sont conservés : saint Luc, saint Marc et saint Jean, accompagnés de leur nom et de leur symbole. L'attribution de symboles aux quatre évangélistes a sa source dans la première vision d'Ezéchiel (Ez, 1, 5-12) et dans l'Apocalypse de saint Jean (Ap 4, 6-8) mais c'est saint Jérôme, dans le prologue de son Commentaire sur saint Matthieu rédigé en 398, qui fixe le symbolisme traditionnel.
Seul le lion est bien lisible. Il est attribué à saint Marc dont l'Evangile commence par la prédication de Jean-Baptiste, "Une voix crie dans le désert"(Mc I,3), cette voix étant assimilée au rugissement du lion. Le saint est représenté de profil avec de longs cheveux ondulés, assis sur un banc vu de face, devant un pupitre où il a déroulé son parchemin. Il tient un calame dans sa main droite levée et dans la gauche, un grattoir, instrument qui permet à la fois de corriger les erreurs, de tailler les calames mais aussi de maintenir le parchemin pour qu'il ne glisse pas.
Saint Luc est aussi représenté de profil mais écrivant sur un feuillet et assis dans un fauteuil dont le large dossier se termine en crosse. Son emblème est le taureau, animal sacrificiel, car son Evangile commence par l'annonce au prêtre Zacharie (Lc, 1, 8-15).
Saint Jean se présente le visage de face comme s'il écrivait sous une inspiration divine, assis sur un banc devant un lutrin richement orné. Il écrit sur un parchemin déroulé qu'il maintient en piquant son grattoir. Le prologue qui ouvre son Evangile est consacré au Verbe et l'aigle, en partie illisible au-dessus de sa tête, représente la Voix venue du ciel (Jn 1, 1-5).
L'élément qui décorait le carré d'intersection de la croix a disparu. Que représentait-il ? l'Agnus Dei, un saint, la Vierge ? Léo Drouyn n'en parle pas et nous pouvons supposer que ce décor n'existait déjà plus.
Cette croix, fixée sur une hampe grâce à la douille surmontée d'un pommeau, était portée par le cruciféraire lors des processions.
Les commandes des croix de procession par les couvents, les paroisses et les confréries représentaient une part très importante du travail des ateliers d'orfèvres. Ces œuvres étaient exécutées en grand nombre selon des modèles bien définis ; le décor au repoussé des feuilles de métal était obtenu à l'aide de matrices dont la durée d'utilisation, parfois assez longue, rend la datation difficile. Les commandes d'œuvres en argent sur âme de bois faisaient l'objet d'un contrat devant notaire et la croix recevait le poinçon de jurande et le poinçon d'orfèvre. Cependant, aucun poinçon n'a été relevé sur cette croix, peut-être en raison des nombreux manques.
Il reste peu d'exemples de cette production pourtant abondante mais soumise aux aléas des destructions et des fontes. Bien que l'origine de cette croix soit inconnue, Paul Roudié (1975) n'écarte pas une provenance d'atelier bordelais ; considérant le décor de rinceaux, le style dramatique et le mouvement de la Vierge et de saint Jean ainsi que la position horizontale des bras du Christ de la gravure, il date cette croix de la fin du XVe siècle, rejoignant ainsi Léo Drouyn.
Bibliographie
Berthault Fréderic, "La croix reliquaire de Montcarret", in Revue du
Louvre, n°3, 2003, (p. 38 à 43).
Clarke de Dromantin Jean et Jacques, Les orfèvres de Bordeaux et la marque du Roy, Editions de Puygiron, 1987.
Drouyn Léo, Croix de procession, de cimetières et de carrefours, G. Gounouilhou, Bordeaux, 1858.
Pourésy Madeleine, "Les orfèvres et l'orfèvrerie à Bordeaux au début du 16°s", in Revue Historique de Bordeaux, 8° année, n°1, janvier-février 1915, (p.12 à 21).
Roudié Paul, "Les mises au tombeau de Bordeaux", in Revue Historique de Bordeaux et du département de la Gironde, oct-déc 1953, n°4, (p. 307 à 324).
Roudié Paul , L'activité artistique à Bordeaux, en bordelais et en bazadais de 1453 à 1550, Sobodi, 1975, Tome I et Tome II Planches.
Roudié Paul, "Deux croix de procession bordelaises", in Bulletin et Mémoires de la Société archéologique de Bordeaux, t. LXXIII, 1982, (p. 65 à 68)
Bordeaux, 2000 ans d'histoire, Musée d'Aquitaine, exposition du13 février au 30 juin 1971, Bordeaux, 1971.
Saint Sébastien, rituels et figures, Musée National des arts et traditions populaires, exposition du 25 novembre 1983 au 16 avril 1984, RMN, Paris.