Attribuée à Pons-Emmanuel-Ferréol Beaugeard (1781-1843), Vue du Palais Gallien, début XIXème s.

 

Gouache et aquarelle sur feuilles raboutées

 H. 80 cm, L. 160 cm

 Provenance : Vente aux enchères Briscadieu, le 5 décembre 2015

 Participation de l’Association des Amis du musée d’Aquitaine à l'acquisition de l'œuvre par la Mairie de Bordeaux

Inv. 2016.6.1

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

Cette gouache, aux dimensions exceptionnelles, évoque un décor de théâtre où la vie quotidienne contemporaine se mêle à la grandeur antique. Son cadre, le Palais Gallien construit sans doute dans la première moitié du IIème s après J.C à l’extrême limite nord-est de l’agglomération, est le seul monument gallo-romain de Bordeaux encore visible.

 

Le peintre s’est placé au niveau de l’actuelle place Gallienne. La rue du Palais Gallien suit le bord inférieur du cadre. Deux rues s’y rejoignent, devant les vestiges d’une arcade, créant des lignes de fuite qui donnent toute sa profondeur à la composition. A gauche, la rue Planturable (act. rue Emile Fourcand) conduit le regard vers le lointain alors que la future grande rue du Colisée, qui n’est pas encore aménagée, se dirige vers la porte ouest de l’amphithéâtre.

 

L’artiste, positionné à l’emplacement de la porte du levant, disparue, dessine avec précision l’amphithéâtre dont nous percevons le plan en ellipse grâce aux vestiges des murs annulaires. L’Opus mixtum, associant moellons calcaires et briques, est très précisément décrit ainsi que les rangées de trous où étaient placées les poutres supportant le plancher des couloirs de circulation et l’armature en charpente des gradins de bois. Au loin, nous distinguons la face interne de la seule grande entrée axiale subsistante, celle du couchant.

 

Ces ruines désignées sous le nom d’Ad Arenas dans le cartulaire de l’église collégiale Saint-Seurin au XIème s, deviennent dès le XIIIème s, l’objet de légendes qui en font le palais de Gallienne, l’épouse de Charlemagne ; ainsi apparaît le toponyme Palatium Galienae, avant qu’il ne soit associé, au XVIème s, à l’empereur Gallien. Il est alors entouré de vignes. Lieu de promenade mais aussi repère de brigands et de prostituées avant de devenir une décharge, ce lieu a gardé mauvaise réputation jusqu’au XIXème s. D’importants vestiges subsistaient encore vers le milieu du XVIIIème s, en particulier les deux portes monumentales et les architectures voisines sur le flan nord-est, du côté du chemin du Médoc. En 1793, l’ingénieur architecte de la ville Richard-François Bonfin (1730-1814) donne un projet de lotissement, divisant la surface de l’amphithéâtre en 35 emplacements qui sont mis à la vente sans mesure de protection pour les ruines. La promesse d’ouvrir deux rues pour desservir les lots vendus, la petite rue du Colisée et la grande rue du Colisée qui se coupent à angle droit, nécessite la démolition des portes. Celle du levant est détruite mais, sous la pression des Artistes de la Gironde, le chantier sera arrêté et, le 25 vendémiaire an IX (17 octobre 1800), un arrêté du Préfet Thibaudeau protège les ruines et sauve de la destruction la porte du couchant et le départ des murs annulaires. Cette mesure mettra quelques années à être vraiment appliquée. L’arrêté préfectoral du 22 septembre 1807, interdit de "faire construction, reconstruction ou démolition d’anciens murs" sur les lotissements de l’amphithéâtre.

 

Cette gouache témoigne de l’état de l’amphithéâtre après la destruction à l’explosif de la porte du levant. La porte du couchant et une partie des arcades voisines sont dans un état proche de celui que nous connaissons mais celles qui sont représentées sur la droite du dessin ne sont plus visibles, enclavées dans les maisons et les jardins. Celle située au croisement de la grande rue du Colisée et de la rue Planturable (tracée sur l’emplacement des murs annulaires extérieurs), a disparu depuis.

 

Les rayons rasants du soleil matinal percent les nuages du ciel tourmenté et créent un fort contraste entre les grandes ombres et les zones fortement ensoleillées. L’artiste a habilement distribué les personnages qui vaquent à leurs occupations, en une multitude de scènes très vivantes, dans un espace à la profondeur accentuée par les lignes de fuite des rues.

 

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

Au premier plan, à gauche, une scène de genre, véritable petit tableau dans le grand, prend place devant l’échoppe d’un maréchal-ferrant, identifiable par le fer à cheval de l’enseigne. Sur le pilastre d’angle, à côté de l’indication de la rue, GRANDE. R DU PALAIS, un cheval noir, est peint sur la façade donnant rue Planturable, au-dessus du nom de l’artisan : GUICHENE MAREC(hal-ferrant). La fenêtre ouverte laisse apercevoir l’amorce d’un escalier ainsi qu’un fer à cheval, des tenailles, un marteau et d’autres instruments accrochés sur un pan de mur. Deux cavaliers vêtus à l’anglaise, ont fait halte pour faire ferrer leurs chevaux. Le maréchal-ferrant, qui a servi dans l’armée, porte encore le charivari en drap vert avec bande latérale écarlate à 18 boutons, protégé aux chevilles par des guêtres de cuir, et les cadenettes, coiffure traditionnelle de la cavalerie légère, en particulier des hussards. Une jeune femme, coiffée de la « cadichonne », un chasse-mouche à la main, regarde la scène. Un genou à terre, à côté de la boite contenant ses instruments de travail, un jeune décrotteur propose ses services en tendant un petit trépied.
Une marchande d’huîtres traverse la rue pavée dans leur direction, tenant sous chaque bras un mannequin d’osier plein d’huitres qu’elle pourra ouvrir avec le canif qui pend sur son tablier. Ses chaussures sont protégées par des sabots de bois et nous apercevons les yetras, étuis de laine sans pied. Marchant en sens inverse, un berger béarnais chargé de récipients de fer-blanc sur l’épaule, parcourt les rues pour vendre le lait de ses chèvres. Il regarde vers l’extérieur du tableau, créant ainsi un lien avec le spectateur.

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

Au premier plan, à droite, une jeune paysanne est assise avec naturel sur son âne chargé de deux grands paniers d’où dépassent les récipients de lait en fer-blanc et un parasol rouge pour protéger son étal. Le couple qui marche devant elle est aussi sur le chemin du marché. La portanière porte une banastre en équilibre sur sa coiffe recouverte d’un « madras ». Son vêtement d’indienne à grosses fleurs est ceint d’un tablier rayé plein de victuailles qu’elle remonte d’une main dégageant une grande poche de basin blanc. Plus à droite, un attelage aux grandes roues cerclées de métal, transporte un tonneau peint en bleu, portant sur le fond, l’indication n° 24, au dessus de deux branches de laurier entrecroisées.

 

 

 

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

Au second plan, les vestiges d’une arcade isolée se dressent derrière un mur bas coiffé de tuiles et de pierres, consolidé par des contreforts. Une inscription peinte indique :

 

EMPLACEMENT A VENDRE
S’ADRESSER A Mr SIGERIST
POELIER PLACE TOURNY n° 5

Son grand bâton sous le bras gauche, un bissac sur l’épaule droite, un jeune berger landais, avance prestement sur ses échasses. Il est suivi d’un charbonnier guidant un bros tiré par deux bœufs efflanqués. Cette charrette est garnie de claies pour le transport du charbon de bois contenus dans de grands sacs de différentes tailles. Une femme assez sommairement représentée se tient à l’emplacement de l’ancienne porte de l’amphithéâtre, détruite quelques années auparavant.

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

Des ouvriers construisent une maison entre les vestiges des arcades. Un artisan, debout sur un échafaudage dont nous apercevons les planches par l’ouverture de la porte, monte le mur de pierres. A ses pieds, un ouvrier prépare le mortier qu’il dépose dans l’oiseau posé sur les épaules du jeune manœuvre. Une règle et un niveau sont posés contre les blocs de pierre. Il s’agit de la maison qui occupe actuellement l’angle de la rue du Colisée et de la place Gallienne. Une bâtisse basse en pierre est adossée contre les ruines. Un paysan vient de dételer le bros et rentre les 2 chevaux de trait encore harnachés. Des bottes de foin débordent des volets entrouverts du grenier de l’étage. A l’extrémité du bâtiment, une treille se déploie sur l’auvent protégeant la porte d’une taverne. A côté de l’enseigne TABAC A FUMER, des annonces sont placardées à l’intérieur du volet : BONNE BIERRE, VIN DE GRAVE A 15 sous LE POT. Le peintre a multiplié les détails : balais de brande appuyés contre le mur, récipients sur le bord de la fenêtre, coupe remplie d’œufs sur la petite table, gouttière, chiens se reniflant.

 

© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier
© Mairie de Bordeaux - Lysiane Gauthier

L’arrière plan est lui aussi peuplé. La rue Planturable conduit le regard au loin, vers un ciel lumineux où se détachent les frondaisons à la texture légère. Au début de la rue, une enseigne porte une inscription peu lisible :

 

SERVICE PUBLIC
POUR LES VIDANGES
DES LATRINES
ET DES BOUCHEMENTS

 

Un couple élégant s’éloigne, il se dirige vers une bâtisse à l’enseigne volumineuse représentant une gerbe de blé devant laquelle s’affairent les fariniers.

 

Toute cette activité humaine est exemplaire de l’intérêt pour les costumes traditionnels locaux qui se développe dans la première moitié du XIXème s. Cet intérêt pour les images du petit peuple est ancien et les petits métiers dans leur grande diversité ont été croqués par les artistes détaillant avec précision les costumes et les instruments de travail. C’est au siècle des Lumières que le peuple des cris de ville devient un motif à la mode et que les plus grands artistes, François Boucher, Edme Bouchardon, Gabriel de Saint Aubin....dessinent des suites qui connaissent un grand succès.

 

Au XIXème s, les albums illustrés de paysans aux tenues chatoyantes sont très prisés. Certains graveurs ont produit, région par région, des séries de planches de costumes typiquement régionaux. Si ces albums ne peuvent être considérés comme des sources de documentation sûre pour le vêtement populaire réellement porté au XIXème s, ils participent cependant à la création d’ethnotypes régionaux et sont sources d’inspiration pour les représentations de la province. A Bordeaux, dès 1797, Jacques Grasset de Saint-Sauveur est l’initiateur de la figure du Landais typique. Il dessine les costumes des différents pays, gravés par L. Labrousse, laissant ainsi l’image de la Laitière des environs de Bordeaux, de l’Artisane, de la Marchande de fruits, de la Laitière de Bordeaux, d’une marchande d’huitres des environs de La Rochelle ou d’une Femme des environs de la Tête de Buch Landes de Bordeaux.

 

                                     © C. Bonte                                                 © G de Galard N° 2, BMBx                            © G de Galard N° 4, BMBx                                © C. Bonte           

A son tour, Gustave de Galard réunit ces types de vêtements régionaux dans le Recueil des divers costumes des habitans de Bordeaux et des environs publié en 1818. Chaque estampe est accompagnée d’un texte d’Edmond Géraud qui est une mine de précieuses informations sur les costumes. Ainsi, plusieurs personnages peuvent être mis en parallèle avec ceux du recueil, en particulier la marchande de lait (pl. n°2), le marchand de lait (pl. n°4) et la portanière (pl. n°28). Les marchandes de lait montées sur leur âne avec leurs grands paniers ont un air de parenté. Si le marchand de lait de Gustave de Galard est représenté de façon plus vivante, criant pour vendre sa marchandise, là aussi la ressemblance est grande. La jeune femme portant la « cadichonne », trouve aussi des parallèles avec les artisanes de Gustave de Galard (pl. n°11).

       © C.Bonte                © G de Galard N°28, BMB x              © G de Galard N° 11, BMBx              © C. Bonte

Ces personnages saisis avec vivacité et un grand souci de précision apportent une multitude de détails sur la vie quotidienne bordelaise, bijoux, accessoires, paniers, pots de fer-blanc, outils de travail comme ceux du maréchal-ferrant que l’on distingue dans la pénombre ou ceux des maçons...Les costumes des promeneurs ou des cavaliers appartenant à une classe plus aisée, sont eux-aussi décrits avec une grande justesse, n’omettant aucun des éléments de la coiffure ou de la tenue qui permettent de les replacer dans un contexte historique précis et sont ainsi, comme le cadre architectural, des composantes essentielles pour avancer une hypothèse de datation.

 

Cette gouache prend place dans une longue tradition iconographique puisant son inspiration dans la représentation, plus ou moins fidèle, de l’environnement naturel et humain contemporain. Dès la Renaissance, les érudits s’intéressent aux vestiges antiques de la ville et les décrivent. En 1565, la gravure sur bois d’Antoine du Pinet (1510-1584), première vue topographique de Bordeaux, présente les trois grands vestiges de Burdigala dont le Palais Gallien et Elie Vinet (1509-1587), en donne aussi une image très précise. Au siècle suivant, le dessinateur hollandais Van der Hem (1619-1649) s’intéresse particulièrement à cet endroit mal famé mais attirant aussi bien les amateurs d’antiques que les riverains qui viennent se servir en pierres de construction et il en laisse plusieurs dessins. Claude Perrault (1613-1688), à son tour, en donne une description accompagnée de gravures dans son Voyage à Bordeaux en 1669. Au XVIIIème, les ruines sont encore importantes comme en témoignent Joseph de Bimard de la Bastie (1703-1742), d’Aubigny ou Joseph Basire (1737 - ap. 1798) dans un caprice architectural pittoresque composé à la manière d’Hubert Robert. Antoine Gonzalès (1741-1801) adopte dans ses gouaches des points de vue intéressants montrant l’occupation des vestiges.

 

Au début du XIXème s, l’amphithéâtre devient un motif privilégié des peintres romantiques. Décor pour scènes pittoresques de la vie populaire dans un cadre de ruines antiques et de masures, il est le sujet de nombreuses gravures ou lithographies pour illustrer des ouvrages historiques ou des recueils monumentaux comme La Guienne historique et monumentale (1842). Si la toile peinte par Thomas Olivier (1772-1839) vers 1803 a disparu, Cyrille Durand (1790-1840), Gustave de Galard (1779-1841) représentent l’édifice comme après eux, Auguste Bordes (1803-1868), Pierre-Émile Bernède (1820-1900),Maxime Lalanne (1827-1886) ou Léo Drouyn (1816-1896). Cependant, l’amphithéâtre est rarement montré du côté du levant comme sur notre gouache. La succession de ces documents permet de suivre avec précision son état depuis le XVIIème s et de constater l’ampleur des destructions dans les siècles suivants. Notre gouache montre avec minutie l’édifice tel que l’a vu Madame Craddock, quelques années plus tôt, le vendredi 10 juin 1785 : «Après déjeuner, nous nous faisions conduire en fiacre au palais Galien, maintenant en ruines ; cependant la porte de l’Est atteste encore la première magnificence de ce monument. Sur les restes des anciens murs extérieurs, on a élevé de petites maisons et divisé l’arène en une quantité égale de petits jardinets. Le style de cet amphithéâtre diffère complètement de celui de Nîmes : le premier construit en briques, le second en pierres de taille».

 

Dans un dessin signé Beaugeard, Vue intérieure de Palais-Gallien au moment de sa démolition partielle (coll. part.), les ruines sont animées d’une vie laborieuse intense qui contraste avec le sentiment d’abandon. En 1823, Pierre Lacour fils (1778-1859) se place dans la grande rue du Colisée pour montrer les vestiges du couloir intérieur de la porte orientale et les arcades englobées dans les constructions récentes1. A l’emplacement de la maison en construction et de la remise voisine représentées sur la gouache, s’élèvent désormais deux maisons. La maison en construction est indiquée sur le premier cadastre bordelais sur la parcelle numérotée 12432. La gouache est donc antérieure à 1822. Par ailleurs, le cadastre montre qu’à cette date, une maison est construite à l’angle de la rue Planturable et de la grande rue du Colisée sur la parcelle 1193 en avant de l’arcade isolée, toujours visible, à cheval sur les parcelles 1191 et 1192 non construites.

 

Cette gouache n’est pas signée mais sa composition et sa facture sont très proches d’un lavis de sépia sur traits de plume qui porte la signature de Beaugeard, Vue intérieure de Palais-Gallien au moment de sa démolition partielle (coll. part.). Cette œuvre a, elle-même, été rapprochée par Jacques Sargos d’un autre dessin, Intérieur des ruines du Palais-Gallien à la fin du XVIIIe s (coll. Kerhor), témoignage de la vie qui s’était installée au milieu de l’amphithéâtre. Nous y retrouvons également l’étagement des plans où sont distribués les figures décrites avec minutie comme les minuscules silhouettes simplement esquissées qui donnent au décor toute sa profondeur. Sur le dessin signé, l’amphithéâtre est vu sous le même angle mais de plus près et le groupe du charbonnier accompagnant sa charrette de charbon de bois tirée par les bœufs efflanqués est figuré au même endroit, passant devant la porte orientale détruite et l’amas de troncs d’arbres, s’apprêtant à quitter la grande rue du Colisée. Le dessin est antérieur à la gouache car la porte vient d’être démolie. Mais dans les deux œuvres, nous retrouvons la même facilité à mettre en scène le peuple dans ses activités quotidiennes avec un grand sens du naturel ainsi que la distribution des nombreux détails sur plusieurs plans de manière à accentuer la profondeur. Ces deux œuvres rendent possible une attribution à Beaugeard.

 

Cet artiste, Pons-Emmanuel-Ferréol-Théophile Beaugeard est né à Marseille, le 8 janvier 1781. Son père Jean-François-Simon-Ferréol Beaugeard (Marseille 18 septembre 1753 - Lyon 21 juin 1828) fonde en 1781 le Journal de Provence rebaptisé, en 1792, Le journal de Marseille. Pour échapper aux poursuites du Directoire, il prend la fuite et se réfugie à Bordeaux où il se cache sous le nom de Béraud. Huit mois plus tard, (début prairial an VI, juin 1798), il est arrêté dans une maison de la rue Capdeville pour être transféré devant le tribunal criminel des Bouches-du-Rhône. Après 2 ans de prison, il bénéficie de l’amnistie générale au lendemain du coup d’Etat du 18 brumaire et va s’installer à Lyon où il se consacre à la carrière d’avocat. Beaugeard fils est donc arrivé à Bordeaux fin 1797 à l’âge de 16 ans et y reste après le départ de son père. Il entre comme copiste de musique au Grand Théâtre où il est remarqué par le peintre décorateur Thomas Olivier (1772-1839) qui le prend dans son atelier. Ce dernier, dont le musée des Beaux-Arts de Bordeaux conserve une gouache, Vue de la salle du Grand-Théâtre de Bordeaux en 1830 (Bx E 1008), figurant avec vivacité et humour les spectateurs, a aussi été décorateur du théâtre des Menus-Plaisirs du roi à Paris ; il était également architecte et peintre officiel de l’église Notre-Dame de Bordeaux dont il a décoré plusieurs chapelles. Le 25 septembre 1824, à 43 ans, Beaugeard épouse la fille de son patron, Catherine Olivier dite Caroline en famille, âgée de 29 ans. Il habite au domicile de Thomas Olivier, 106 rue de la Trésorerie. Ses témoins sont deux peintres : Henri-Martin Malivert et Gustave de Galard qui fera son portrait quelques années plus tard, en 18273. Son fils Emmanuel-Théophile-Thomas né le 18 février 1828, embrasse également la carrière de peintre décorateur. Beaugeard a donc travaillé avec son beau-père au Grand Théâtre de Bordeaux et Jean-François Fournier a trouvé des traces de leur activité au théâtre de Libourne (disparu). Sa restauration des fresques de Saint-Bruno est commentée par Charles Marrionneau : « En 1836, M. Beaugeard, peintre décorateur de Bordeaux fut chargé de raviver le ton enfumé de ces peintures (voûte décorée par Berinzago). Ce travail fut fait avec soin ; il n’y eut de partie repeinte que le fond, au-dessus de l’autel, où l’humidité avait complètement effacé la première décoration ». Il semblerait qu’il ait restauré, en 1838, les fresques de la salle à manger de l’Hôtel de Ville, exécutées par Lacour (RHBx, 1911, n°6, p. 425). Il aurait aussi travaillé pour des particuliers et décoré les salons des Galtier, Sonis4.... Beaugeard meurt à Bordeaux le 9 février 1843.

 

Un même souci du détail et d'un rendu réaliste unifie cette représentation qui foisonne de petits éléments pittoresques. Les cavaliers comme les chevaux sont peints avec souplesse et facilité, les corps représentés avec plus de rondeur occupent l'espace, les poses sont aisées. Par contre d'autres figures sont plus raides comme celle du vendeur de lait à l'expression un peu figée ou du groupe de paysans allant vendre ses produits au marché et dont les attitudes sont un peu empruntées. Certaines encore sont très maladroites telle la femme marchant derrière la charrette de charbon. La différence de facture est notable.

 

Les parallèles avec les estampes du Recueil des divers costumes des habitans de Bordeaux et des environs de Gustave de Galard sont nombreux. Quel est le lien entre les deux peintres ? Beaugeard travaillait au Grand Théâtre dès les années 1798 et y a certainement rencontré Galard qui, revenu s'installer à Bordeaux en 1802, fréquentait assidûment ce lieu. En 1824, ils sont assez intimes pour que Beaugeard lui demande d'être son témoin de mariage.

 

Comment situer chronologiquement cette gouache ? Le cadre architectural donne de précieuses indications, montrant l'état de l'amphithéâtre après la destruction de la porte du levant. Des témoignages postérieurs comme le plan cadastral dressé en 1822 ou le dessin de Pierre Lacour de 1823, montrent un quartier beaucoup plus urbanisé.
La mode vestimentaire peut aussi apporter un indice de datation. Les cavaliers vêtus à l’anglaise, portent des accessoires à la mode : chemise à haut col avec les pointes remontant sur les joues et dépassant de la cravate, longue écharpe nouée haut sur le cou, chapeau demi-haut de forme à bords relevés ou bicorne porté en bataille, pointes au-dessus des oreilles, comme le promeneur de la rue Planturable. Celui de gauche, très dandy, est coiffé à la Titus, les cheveux ramenés sur le visage, coiffure apparue à la Révolution mais encore à la mode sous l’Empire. Le couple qui s'éloigne dans la rue est lui aussi vêtu à la mode. La femme, coiffée d’un chapeau emboîtant à large visière, a une robe légère qui affleure ses chaussures plates et s’enveloppe dans son grand "schall" porté en pointe.

 

L’utilisation des lignes de fuite, la dramatisation du ciel, la distribution des personnages comme des figurants sur une scène, le pittoresque et la précision des costumes, peuvent correspondre à l’œuvre d’un peintre décorateur. La proximité avec Gustave de Galard, habitué des scènes bordelaises, va dans le même sens. La précision des éléments architecturaux accentue la ressemblance avec le dessin qui porte la signature de Beaugeard et rend envisageable une attribution à ce peintre. Il y a sans aucun doute deux mains et les costumes correspondent à deux périodes. Si ceux du premier plan sont clairement inspirés du recueil de Gustave de Galard, les vêtements des cavaliers et des promeneurs, témoignent de la mode du Premier Empire. Peut-on imaginer que l’exécution de l’œuvre se soit faite en deux étapes ? La première situerait la création de la gouache vers les années 1810 avec un ajout entre 1818, année de parution du recueil de Gustave de Galard et 1822, date du plan cadastral ?

 

Cette représentation, par une matinée d’automne, de la vie urbaine où se mêlent promeneurs et gens du peuple en costume traditionnel dans un quartier dominé par d’imposantes ruines est plus qu’un témoignage archéologique montrant l’amphithéâtre à un moment précis de son histoire. Elle réunit aussi dans un tableau à la mise en scène savoureuse et animée, deux sujets d’actualité en ce début du XIXème s : l’intérêt pour les ruines et la préservation du patrimoine et l’attention grandissante portée au costume régional qui se concrétise dans la création d’albums richement illustrés.

 

C.B.

 

1 Lithographie de Légé, Le musée d’Aquitaine, 1823, 1e année, p. 32/33.
2 A.M.B., cadastre de 1822-1828, pl. 19, secteur B, Palais Gallien, feuille 2, 50 G 1/22.
3 Beaugeard père, peintre décorateur du grand théâtre de Bordeaux, Labat, n° 18, p. 236.
4 Féret, tome 3, partie 1, p. 624

 

 

 

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